Aujourd’hui le 30 janvier 2013, une étoile s’est éteinte
dans la constellation de la médecine interne algérienne. Le professeur Mohamed
Benabderrahmane nous a quitté. Ce grand homme doté d’un grand savoir et d’un
grand humanisme est partit, laissant derrière lui des centaines d’internistes
formés dans l’élogieuse école de médecine interne de Constantine.
Du coup, des centaines, voire des
milliers de bons souvenirs remontent à la surface pour retracer le glorieux
parcours de ce pionnier de la médecine algérienne.
Je me souviens j’étais très jeune
à Skikda ou nous passions nos vacances, il était revenu au pays avec sa voiture,
une 504 bleu qui avait traversé le portail de la villa el Hadiqa dans un
concert interminable de youyous entonnés fièrement par toute la famille, à leur
tête Son père Mostefa, sa maman Hafiza et ses 3 sœurs Sakina, Akila et Chérifa
qu’il affectionnait sous le sobriquet de Nina, Kiki et Chicha.
Ce jeune professeur, amoureux de
sa famille et de son pays, avait quitté les salons dorés de Genève ou il exerçait
dans le service de soins intensifs de l’hôpital cantonal, pour venir aider la
jeune Algérie indépendante et créer le premier service de médecine interne à
Constantine.
L’homme ;
C’était un homme qui aimait la
vie et qui la croquait à pleines dents, il adorait et savourait les plats
traditionnels, il aimait danser dans les fêtes familiales avec de très élégants
pas de flamenco. C’était un as de la bellotte et les soirées avec lui étaient
interminables ; il réussissait toujours à créer autour de lui convivialité
et bonne humeur. Il aimait le sport et était un bon dribleur, je me souviens un
jour d’un but qu’il avait marqué tête plongeante du haut de ses 60 ans. Il
aimait la musique universelle, les grands auteurs français et surtout le Malouf
et les grands maîtres Constantinois le lui rendait bien, feu Abdelmoumen Bentobal
est venu chanter à son mariage et Hadj Mohamed Tahar Fergani lui a organisé une
fête privée dans son domicile à laquelle ont assisté de grandes personnalités
algériennes.
Le médecin ; le
scientifique :
Ce fut un géni en médecine, doté
d’une intelligence extrême et d’un humanisme hors pair. Ses visites médico-universitaires
resteront dans les annales de la médecine Algérienne. Lors de ses visites ;
il y avait sans exagérer une centaine de personnes qui assistaient. Parmi eux l’incontournable
Hlima qui prenait notes, il y avait maitres assistants, résidents, internes,
externes et infirmiers venus aussi bien de service de médecine interne que d’autres
services du C.H.U de Constantine.
Lors de cette visite on avait
droit à un véritable voyage dans les fins fonds des annales de la médecine,
mais aussi de l’histoire et du patrimoine algérien. Nous passions des nuits
blanches à préparer ses visites. Il entrait dans la salle majestueusement vêtu
de sa blouse immaculée et paré de ses lunettes de lecture accrochées au cou. Il
foudroyait du regard le résident qui devait présenter le cas du patient qui était
devant lui et pour lequel il ne devait laisser passer aucun détail, ce maître
méticuleux, ne pardonnait aucune faute à ses élèves, il n’arrêtait pas en même
temps d’affectionner ses malades en mettant la main autour de leur cou tout en
les chatoyant avec son éternelle expression affective et paternelle « comment
ça va lâaziz ou lâaziza », il arrêtait souvent la visite pour nous
questionner sur la signification et sur l’origine d’un tatouage d’une femme ou de bijoux
traditionnels portés par ses patients. Il aimait l’Algérie profonde et adorait
son patrimoine, il connaissait par cœur l’histoire de notre pays, c’était un
homme d’une grande culture.
Il enchainait par la suite sur le
cas du malade et sermonnait le médecin qui s’en occupait mais finissait
toujours par lui corriger ses fautes, par lui montrer comment tracer le calque
d’une hépatomégalie, comment retrouver les caractéristiques d’un souffle
cardiaque, comment retrouver des signes de maladie à travers le faciès d’un
patient, hypothyroidie, hyperthyroidie, IRC, hémochromatose, Addison. La
sémiologie dans toute sa splendeur était au rendez-vous.
La médecine pour lui était un art ;
il avait l’art et la manière de conduire une anamnèse, l’examen clinique ;
il le faisait avec une délicatesse et doigtée déconcertante, la médecine n’avait
pas de secrets pour lui. C’était le roi du diagnostic. Il nous a appris ce que
c’est que le diagnostic d’élimination que d’autres confrères ont dû savourer bien
aprés à travers la fameuse série HOUSE. C’était en quelque sorte notre docteur
House à nous et nous en étions très fiers.
Je me souviens de plusieurs cas
qu’il avait diagnostiqués au lit du malade dont deux de mes patients, l’un atteint d’une maladie de CROHN ou il m’avait appris à faire la part des
choses simplement en bien interprétant les signes d’une endoscopie digestive. Le
second cas fut celui d’une anémie de Biermer ou il m’avait donné un cours
magistral sur l’hématopoïèse et sur l’interprétation
minutieuse d’une formule sanguine. Le troisième cas fut celui d’une consœur et
ce cas la restera dans les annales car il avait diagnostiqué une maladie
familiale rare à travers un seul signe clinique, celui qu’on appelle le signe
du lacet, cette maladie était la thrombopathie de Glanzmann et tous les amis du
service se souviendront de ce cas historique.
Il nous enseignait aussi le sens
de la responsabilité médicale et la responsabilité devant chaque prescription
médicale, il nous poussait à réfléchir à toutes les interactions médicamenteuses ;
pour cela il disait « prescrire un médicament est du ressort du médecin
généraliste, deux médicaments c’est le spécialiste, trois médicaments c’est le psychiatre,
quatre médicaments est du ressort du procureur de la république ».
Les cas cliniques avec lui étaient
une encyclopédie médicale à ciel ouvert, c’était une séance d’apprentissage de
la médecine mais aussi de culture générale, tous les amis se souviennent de sa fameuse question « quel est l’auteur
français qui décrivait dans son livre la douleur de la syphilis tertiaire mieux
qu’un médecin ? » et la réponse fut bien sur Alphonse Daudet qui était atteint de Tabes, une complication
douloureuse de la syphilis et qu’il décrivait dans un ouvrage intitulé « la
Doulou ».
Lors des congrès médicaux il
impressionnait tout son auditoire, il arrivait même à impressionner les
psychiatres les plus avertis lors de ses conférences donnés en dehors de son
domaine de prédilection, la médecine interne.
Il aimait ses confrère et les
respectait beaucoup, il aimait particulièrement le Pr Bensmail et le Pr Abbas,
il était respecté par tout les grands maitre du C.H.U DE Constantine et de l’Algérie
entière.
Il adorait la neurologie et je me
souviens un jour, j’ai fait la route avec lui entre Constantine et Skikda et durant
tout le trajet il n’arrêtait pas de parler de l’aphasie, il me l’avait
expliquée sur toutes ses facettes.
C’était un grand humaniste, il
était acquis aux valeurs universelles et appliquait les grandes valeurs du
serment d’Hippocrate avec toute la rigueur qui lui sied. Un jour il m’avait
parlé d’un patient de confession juive qui avait préféré le garder lui musulman
comme médecin traitant en pleine guerre des six jours, pour vous montrer l’amour
que lui accordaient ses patients et d’une patiente qui avait pleuré car il n’est
pas resté avec elle autant qu’avec les autres patientes. Ses patients l’adoraient
et il le leur rendait très bien.
Pour ma part je lui doit tout, d’abord
d’avoir sauvé ma mère qu’il avait diagnostiqué et envoyé en urgence mourante en
France et qui fut complètement rétablie par la suite, ensuite pour être le
médecin traitant de ma grand-mère, qui était en même temps sa sœur, le médecin
traitant de mon grand-père maternel et de toute ma famille, il était harcelé
par tout le monde et répondait toujours
présent.
Je lui doit ensuite ma médecine
et ma médecine interne qu’il m’a enseigné de tout son cœur et fait de moi un
excellent interniste, je me souviens du premier jour où je suis arrivé dans son
service, il m’avait accueilli dans son bureau ou il m’avait parlé en ces termes
« je ferais de toi un interniste de classe, à une seule condition :la
rigueur » et lors de la fin de mon cursus ou il m’avait accueilli dans le
même bureau me disant «tu m’as ramené un 18 en cas clinique, je suis fier
de toi fiston ». Ce fut l’une des plus belles consécrations de ma vie et
de ma carrière et je suis fier de faire partie de la lignée des Benabderrahmane,
qui a donné à l’Algérie de grands enseignants, avocats et médecins dont FEU Maître
BENABDRERRAHMANE MOHAMED.
Aujourd’hui, je le pleure avec
toutes les larmes de mon corps et le regrette amèrement. Il survivra éternellement
à travers nous ses enfants, ses élèves. Nous porterons dignement son flambeau
et nous continuerons porter son message de paix, de science et de valeurs
universelles aussi loin que possible à travers nos enfants, notre famille, nos
patients et notre pays.
Adieu cher maître, toute l’Algérie
te regrette.